Le peuple des fenêtres
Il est 20h, alors que retentissent pour la énième fois les éléments dépareillés de la batterie de cuisine de ma voisine du dessus, j'incruste méthodiquement mes coudes dans l'encadrure de la fenêtre du salon.
Prêt à entamer un marathon d'applaudissements d'une minute ou deux.
Parfois trois, les grands jours.
Rituel immuable, chaque soir, nous nous retrouvons ainsi entre voisins pour acclamer nos personnels soignants mobilisés pour contenir ce que l'on qualifie à présent de "grave crise sanitaire".
Sous des airs de rien, cette habitude nous permet non seulement de nous sentir un peu moins seuls, mais aussi de vivre un peu plus concernés.
La fenêtre à LED dans le salon n'a pas le même effet.
Au-delà de me rappeler chaque jour que le dîner ne va pas être prêt à l'heure, je réalise que cette nouvelle habitude analogique est également un formidable biais pour en apprendre davantage sur ceux qui meublent notre quotidien.
Les passants, les invisibles, ceux que l'on ne croise qu'au pied de leurs immeubles respectifs lorsqu'ils en descendent pour chasser. Les plus proches - que l'on n'a jamais vu - ou ceux qui vivant quelques dizaines de mètres plus loin dont on remet vaguement le faciès à la boulangerie qui fait l'angle, en bas.
Didier, un de mes préférés, c'est, sans conteste, un "meneur". Son plaisir à lui : être le premier. Tous les soirs - sans exception -, il se tient prêt, une poignée de minutes avant l'heure.
Il s'est octroyé ainsi le privilège de lancer la machine à applaudissements. Et si pour cela, il doit frapper des mains à partir de 19h57, cela ne lui pose pas de problème. Il sera le premier quoi qu'il en coûte.
Je l'aime bien parce que, parfois, un peu en avance, à 19h55 ou 19h56, conscient qu'il y a "des limites", je l'apperçois ronger son frein accoudé à son balcon de privilégié durant la poignée de minutes réglementaires attendant le moment où il pourra tous nous appeler. Lui, le premier.
Raymond, quant à lui, prend les choses de façon un peu plus détendue. Il vit un peu plus bas dans l'immeuble d'en face, juste au-dessus du bar - fermé en cette période.
Il a manifestement un certain âge comme on dit poliment. Paisible.
On devine de loin un intérieur un peu désordonné ou peut être légèrement surchargé. Celui qui rompt le calme apparent de ce logement, c'est un yorkshire dont le principal passe-temps est de rugir régulièrement à la fenêtre d'où il jouit d'une acoustique optimale.
Difficile de l'affirmer de façon catégorique, mais il me semble que cet appartement communique directement avec la bar juste au-dessous. Peut-être de la famille y travaille.
Globalement, je sens bien que Raymond s'en contrefout un peu de ces applaudissements. Il n'y met pas le même cœur à l'ouvrage que les autres. Chaque jour, il vient, se rapproche mollement de sa fenêtre, et s'accoude à sa balustrade bien trop basse pour y trouver une posture confortable avant d'applaudir quelques secondes et de repartir direction le canapé. Souvent en retard.
On est là plus dans l'applaudissement occupationnel que dans la véritable glorification de notre personnel médical.
Si je ne me maîtrisais pas, je le soupçonnerais de ne pas participer tous les soirs.
Et puis il y a Martine...
Martine, dont je parlais au début, c'est la voisine du dessus. Elle a dû voir les élans passionnés des citoyens italiens à la télé - sur TF1 - brandir leurs casseroles aux fenêtres avant de taper dessus avec une cuillère en bois. Ce qu'il y a de formidable chez Martine, c'est son enthousiasme.
Si elle n'avait pas trouvé de casserole dans la cuisine, elle aurait pris la coupe d'escrime de son petit dernier pour taper dessus autant qu'elle heureuse de partager pour une fois quelque chose avec quelqu'un, même si ce sont des inconnus.
Surtout si ce sont des inconnus.
Comme elle a vu faire à la télé.
Mais Martine ne s'arrête pas là. Emportée par son bonheur, elle veut faire ce qu'elle n'a jamais été capable de faire dans l'ascenseur : discuter. Et qui se trouve 1m plus bas ? Je vous le donne en mille : c'est bibi.
Martine est heureuse, Martine en vacances.
Les politesses s'échangent ainsi parfois durant quelques minutes entre nous d'un appartement à l'autre, par l'extérieur.
Et moi, je prie intérieurement pour que les postillons que j'aperçois me voler autour à la faveur d'un rai de lumière du soir ne soient pas ceux d'une contaminée.
Après quelques instants ainsi à applaudir chacun rentre chez soi. Le premier, sans grande surprise, c'est toujours Didier.
Didier est un meneur. Une fois qu'il a lancé la machine, le job est fait.
Raymond, lui, reste parfois un peu plus longtemps, tente vainement d'apaiser sa pépette tout en se délectant du regard de la rare vie de quartier qui subsiste
Martine, quant à elle, retourne mettre la casserole sur l'étagère de la chambre de son gosse qui ne comprend toujours pas.
La mine réjouie, le sentiment du devoir accompli.
La vie presque normale reprend son cours.
J'aimerais bien connaître leurs prénoms lorsque tout ceci sera terminé.